Tribune de Leyla Arslan, chercheuse et coordinatrice de l'enquête Banlieue de la République, publiée dans le quotidien "Le Monde" en date du 14 octobre 2011
"Banlieues, islam : l'enquête qui dérange", c'est ainsi que Le Monde a présenté l'enquête "Banlieue de la République" la semaine dernière à l'occasion de sa parution. Si ce point cristallise l'attention, il ne constitue pour autant qu'une petite partie du rapport, soit un seul chapitre d'une enquête qui en comporte également cinq autres consacrés au logement et à la rénovation urbaine, à l'éducation, à l'emploi, à la sécurité et au politique.
Aussi, "Banlieue de la République" ne parle-t-elle pas que d'islam, de même qu'elle ne pose pas celui-ci comme un problème ou comme la source des difficultés que rencontrent les habitants de l'agglomération de Clichy-sous-Bois et Montfermeil et, au-delà, de l'ensemble des quartiers populaires. Le choix de la transversalité n'était pas anodin : l'intégration n'est pas seulement un choix individuel, c'est un processus que facilite l'ensemble des institutions de manière à pouvoir "faire société".
A ne considérer que l'islam, on en vient à oublier les autres habitants des quartiers populaires et le contexte social, territorial, éducatif, économique et urbain dans lequel ils vivent. On en vient à oublier que les musulmans appartiennent aussi aux classes populaires ou moyennes, et sont des hommes, des femmes, de différents âges, origines, niveau d'éducation et statut professionnel, ayant connu ou non l'immigration. Leurs problèmes ne sont pas réductibles à leur seule identité religieuse. A ne parler que d'islam, on met trop vite sur le compte du religieux tout un ensemble de faits sociaux. Or, le religieux n'existe pas en soi, déconnecté du social ; il n'est par nature ni bon ni mauvais, c'est une pratique sociale parmi d'autres.
Mon doctorat, Enfants d'islam et de Marianne (Presses universitaires de France, 2010), interrogeait la façon dont l'ascension sociale permise par l'école influait sur la construction des identités ethniques et religieuses et sur leur déploiement dans la sphère publique et privée. J'en concluais que l'expression du religieux ou de l'ethnicité est liée aux parcours sociaux des individus. Plus l'individu se sent inséré d'un point de vue socio-économique, plus la gestion qu'il fera de ses différentes identités, territoriale, ethnique, religieuse tendra à être souple et apaisée.
La pratique religieuse ne provoque des difficultés que lorsqu'elle renforce l'entre-soi au lieu de l'ouverture sociale, mais tel n'est pas toujours le cas. Et ce n'est alors pas le résultat d'un calcul stratégique des individus qui "choisissent de s'enfermer". Ce qu'Enfants d'islam et de Marianne révèle également, et que confirme "Banlieue de la République", c'est la volonté d'appartenance pleine et entière des personnes de confession musulmane à la communauté nationale, sans être désignées constamment comme "autre". Ce qui caractérise ces populations de confession musulmane et plus globalement issues de l'immigration, c'est la volonté d'être les seuls auteurs de la définition de leurs différentes identités sociales, ethniques et religieuses.
Aussi, si le référent religieux tend à être plus visible, sa manifestation n'est pas forcément à relier au spirituel, ou à une relation directe de l'individu à Dieu. Elle peut aussi être un objet de positionnement de l'individu par rapport à la société. Pour une partie de cette population, l'intensification de l'identité musulmane doit réenchanter un quotidien perçu comme difficile, pour donner un sens à la "galère", pour recouvrer une dignité écornée.
Dès le début des années 1990, alors que les dynamiques nées à la suite de la marche pour l'égalité et contre le racisme marquaient le pas, ce constat avait été fait par plusieurs sociologues, et il est valable encore aujourd'hui. Mais cela ne signifie pas qu'il y ait une volonté de construire une société séparée, islam d'un côté contre République de l'autre : dans les deux enquêtes précitées, les résultats convergent vers une demande de République et la volonté d'être considérés comme des citoyens à part entière.
Alors, "Banlieue de la République", un rapport qui dérange ? Oui, peut-être dans la manière - classique - d'opposer islam et République, de vouloir comprendre les réalités sociologiques d'aujourd'hui à travers le prisme des textes religieux du VIIesiècle.
Mais ce qui dérange réellement, c'est la situation des quartiers qui appelle à une réflexion collective. Car dans une France urbaine qui vieillit, laisser des quartiers jeunes en situation d'exclusion et de ségrégation constitue un intolérable gaspillage pour l'ensemble du pays.
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Ouvrage : "Enfants d'islam et de Marianne" (PUF, 2010).
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